71. STYX
Bruissement de feuilles. Bois sec qui craque sous nos pas. Envol par centaines de petits oiseaux multicolores, comme autant de vapeurs fugaces. Bourdonnement d’insectes dans la chaleur humide. Petits animaux timides qui nous guettent à travers les frondaisons. Serpents ondulants et papillons graciles. Odeur de fleurs opiacées.
La machette nous ouvre le passage, fend les murs de verdure. Les satyres nous guident dans la forêt équatoriale du sud d’Aeden, face à la deuxième Montagne. Des femmes autochtones nous ont offert des vêtements adaptés à la marche et au froid.
Aphrodite marche à côté de moi et j’ai l’impression qu’elle s’est légèrement recroquevillée. Juste avant que nous partions, elle a poussé un cri dans la salle de bains. La déesse de l’Amour venait de constater une ride sur son visage. J’ai mis plusieurs heures à la consoler avant que nous puissions nous préparer au voyage. Pour une divinité censée incarner la Beauté, la première ride, annonciatrice des ravages du temps, est un phénomène bouleversant.
Une bombe à retardement a donc commencé son compte à rebours. Désormais Aphrodite sait qu’elle va devenir une vieille dame.
En tête de notre petite procession, qui comprend notre groupe de cinq plus une vingtaine de satyres, le roi Pan en personne indique les chemins à prendre. Il marche vite et, armé d’une machette d’or, libère les sentiers envahis de branchages.
Je resserre les bretelles de mon sac à dos contenant le coffre de Terre 18 et le recueil de blagues de Freddy Meyer, plus une gourde d’eau et des fruits secs que nous ont offerts les autochtones.
Nous marchons.
Nous longeons des crevasses, des zones de végétation dense où foisonnent faune et flore étranges.
De temps à autre un satyre dégaine sa sarbacane et un serpent tombe, rapidement récupéré par les petits hommes aux pieds de bouquetin. Nous n’aurions jamais pu trouver ce chemin et y évoluer sans leur aide.
Nous parvenons à un pont de lianes surplombant un gouffre. Il est tellement large qu’on ne distingue pas l’autre bord. L’extrémité de la passerelle se perd dans une brume opaque.
— Notre territoire s’arrête là, annonce le roi Pan.
— Qu’y a-t-il de l’autre côté ?
— Le territoire d’Hadès.
Tous les satyres crachent par terre en chœur pour conjurer l’effet de ce nom honni.
Notre groupe s’avance vers le pont de lianes. Les satyres sont nerveux.
— Vous y êtes déjà allé ? demande Edmond Wells au roi Pan.
— En Enfer ? Non ! Qui a envie d’aller voir le Diable ?
— Nous, si c’est le passage obligé pour accéder au Créateur, répond Aphrodite, déterminée.
Les satyres font claquer leurs sabots sur le sol, comme s’ils piaffaient pour exorciser leur peur.
— Qu’est-ce qu’ils ont ? demande Œdipe.
— Ils n’aiment pas être si près du gouffre. Nous, pour tout l’or du monde, nous ne franchirions jamais cette passerelle de lianes, signale Pan. Mais je peux comprendre que vous ayez besoin d’aller voir. Pour savoir.
— Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous ne les faisons pas. C’est parce que nous ne les faisons pas qu’elles sont difficiles, affirme Edmond Wells.
Tandis que les satyres se reprennent, Pan me saisit par l’épaule et me donne une franche accolade.
— Enchanté de t’avoir rencontré, Michael. Plus tard je raconterai votre aventure à nos enfants et cela les amusera beaucoup.
Je prends cela pour un compliment. Il s’empare de la main d’Aphrodite, pour un baisemain à l’ancienne.
— Enchanté de vous avoir rencontrée vous aussi… mademoiselle Aphrodite.
Il a insisté sur le « Mademoiselle » pour bien lui faire comprendre qu’à ses yeux, elle ne sera jamais « Madame ».
Il salue ensuite Edmond, Œdipe et Orphée.
— J’admire votre courage, conclut enfin le roi. J’aimerais être capable moi aussi de surmonter ma peur et franchir ce pont de lianes. Mais peut-être suis-je trop vieux ou trop couard pour visiter l’Enfer.
— Si c’est le même Enfer que celui que j’ai déjà visité, rétorque Orphée, il est gérable.
— Allez savoir, ici tout est presque pareil que dans la Mythologie, mais jamais complètement. L’Enfer d’Aeden à mon avis ne ressemble à aucun autre.
À nouveau il prend sa mine de chèvre narquoise.
Nous nous quittons sur un dernier salut, et avançons vers le pont de lianes. Edmond Wells devant, Aphrodite et moi, puis Orphée guidant son ami aveugle.
La mousse rend le parcours glissant. Sous nos pieds les planches craquent, des morceaux de bois se détachent et mettent longtemps à parvenir au fond du précipice. Nous nous agrippons fermement au garde-corps vermoulu.
Au fur et à mesure que nous progressons, une odeur infâme de charogne nous agresse. Si c’est cela l’Enfer, il empeste surtout le dépotoir d’ordures.
Œdipe a du mal à avancer, mais Orphée est très prévenant.
Aphrodite enlève ses sandalettes pour marcher pieds nus. Je me crispe tellement sur le cordage du garde-corps que mes jointures sont blanches.
Nous avons déjà parcouru cent mètres sur la passerelle et, derrière nous, les satyres sont toujours là à nous observer. En face, la brume ne s’est pas dissipée.
Nous entrons dans le nuage.
— Vous voyez quelque chose, devant ?
— Non, rien. Mais prenez garde, le bois est pourri par ici.
L’air est de plus en plus irrespirable. Un courant glacé nous griffe les chevilles.
— Et là ?
— Toujours rien.
Des bruits autour de nous. Nous finissons par reconnaître des corbeaux qui semblent annoncer notre arrivée.
Nous marchons, sans jamais distinguer l’autre berge.
— Ça ne finira donc jamais ? s’insurge Œdipe.
— Le pont est vraiment très long, reconnaît Orphée, et j’ai l’impression que le brouillard s’épaissit.
— Pas question de faire demi-tour, déclare Edmond Wells, maintenant nous sommes forcément plus près de la berge d’en face.
D’autres bruits étranges résonnent soudain en hauteur, qui ne sont pas ceux des corbeaux. Sous nos pas les planches se font plus rares, nous devons franchir de gros trous, en nous arrimant au garde-corps sans rien sous nos pieds. Pour Œdipe, l’épreuve est particulièrement difficile.
Alors que j’avance les jambes dans le vide, accroché au pont à la seule force des bras, un corbeau m’attaque. Je le repousse à coups de talon. Mais déjà d’autres corbeaux viennent à la rescousse. Ils me frôlent de leurs ailes. L’une d’eux fonce sur moi, le bec en avant prêt à me le planter dans la poitrine. Je me détourne pour me protéger et il déchire la toile de mon sac à dos.
Le recueil de blagues de Freddy Meyer et la nourriture offerte par les satyres tombent dans le vide vertigineux sous nos pieds. Le coffre est près de le suivre. Je me fige. Mais déjà un autre corbeau fonce sur moi. Au moment où il me blesse au ventre, j’ai un sursaut qui expulse du sac à dos le coffre contenant Terre 18. L’objet ô combien précieux choit.
D’un geste preste, Aphrodite, agrippée d’une main au cordage, le rattrape par une poignée.
Je lui adresse un signe de gratitude.
— De justesse, conclut-elle.
Je saisis la poignée du coffre avec les dents et nous continuons notre progression. Le goût du fer rouillé me rassure.
Delphine est dans la boîte. Et la boîte est dans ma bouche.
Je me sens comme ces poissons, les cichlidés du lac Malawi, qui transportent leurs petits dans leur bouche pour les protéger.
De nouvelles planches apparaissent face à nous. D’abord en piteux état, puis solides.
Nos pieds trouvent enfin un appui.
Les corbeaux sont toujours là mais, avec nos ankhs, nous en abattons plusieurs, ce qui suffit à tenir les autres à distance.
La brume commence à se dégager.
— Je distingue l’autre bord du ravin ! annonce Edmond Wells.
— Je vois des arbres, ajoute Aphrodite.
— Je commençais à me demander si ce pont menait quelque part, soupire Œdipe, épuisé.
— En effet, je n’ai pas connu ce genre d’épreuve la première fois que je suis allé aux Enfers, reconnaît Orphée.
Nous marchons d’un bon pas sur un plancher solide. L’odeur de pourriture s’atténue.
Enfin nous prenons pied sur l’autre bord.
— Merci, murmuré-je à Aphrodite.
— Je n’ai pas réfléchi, dit-elle comme pour s’excuser d’avoir sauvé sa rivale.
Les frondaisons de ce côté du ravin sont beaucoup plus denses. L’ombre des arbres immenses plonge la forêt dans une nuit permanente. Le vent souffle dans les ramures, charriant par moments de nouveaux relents pestilentiels.
Aphrodite prend ma main et la serre très fort.
— Laissez-moi servir d’éclaireur, propose Orphée. J’ai l’impression de reconnaître des éléments du décor. Il devrait y avoir une entrée plus loin, dans cette direction.
Je guide Œdipe à l’arrière. Nous avançons dans une jungle en pente qui flanque la Montagne. Alors que sur l’autre rive la végétation était de type tropical, ici elle est adaptée aux régions froides, avec des ronces et des chênes aux branches tordues.
Nous percevons des présences sur les flancs.
Quand nous entendons le premier hurlement de loup nous sommes presque rassurés, nous pouvons identifier ces nouveaux adversaires.
Nous pressons le pas, ils sont de plus en plus nombreux.
— Ils se regroupent pour nous attaquer, signale Edmond Wells.
Nous nous arrêtons et dégainons nos ankhs.
À nouveau des bruits fugitifs nous contournent.
— Ils vont attendre l’obscurité pour nous attaquer, affirme Œdipe.
C’est à ce moment que surgissent trois molosses aux babines baveuses et aux yeux écarlates.
Nous tirons et les supprimons facilement.
Mais déjà de nouveaux loups surgissent en poussant des grognements.
— Ils ont l’air affamés.
— Fais attention à droite.
D’un tir en rafale j’en tue trois.
Maintenant ils attaquent de partout. Ils sont des dizaines. Puis des centaines. Mon ankh commence à chauffer entre mes doigts jusqu’au moment où il se décharge. Je ramasse un bâton quand un de ces molosses bondit sur moi. Je le fauche d’un revers comme au tennis. Je me bats comme un forcené, mes compagnons affrontent eux aussi ces puissants canidés sur le point de nous submerger lorsqu’une musique résonne. C’est Orphée qui, juché sur une branche pour échapper à la meute qui le poursuit, a sorti sa lyre et joue quelques accords.
Aussitôt les loups stoppent leurs attaques. Et se groupent pour écouter la mélodie.
Nous nous relevons, épuisés, les vêtements en loques.
— Continue, s’il te plaît, ne t’arrête pas ! supplie Aphrodite.
Orphée joue plus doucement et les loups se couchent, les uns après les autres. Etrangement, les arbres semblent aussi se pencher vers Orphée. Je m’émerveille :
— Ta musique est magique, ton mythe ne mentait pas. Comment fais-tu ?
Il égrène encore quelques accords et tous les loups s’assoupissent.
— Nous possédons tous un don particulier, répond Orphée, il suffit de le trouver et le travailler.
Il joue cette fois différemment et à nouveau les arbres frémissent. Leurs branches indiquent une direction.
Edmond Wells désigne, bien haut au-dessus de nos têtes, une entrée de tunnel qui ressemble à une bouche béante. Deux protubérances au niveau de ce qui pourrait être des yeux complètent cette impression de montagne vivante.
— Tu es sûr, Orphée, que c’est l’entrée du royaume d’Hadès ? demande Aphrodite.
— C’était en tout cas ainsi qu’elle apparaissait sur Terre 1.
À nouveau cette idée que les mondes sont en résonance me trouble. Et comme me l’a expliqué Pan, de la même manière qu’il y a un « lien horizontal » entre les mondes de même niveau, il existe peut-être aussi un « lien vertical » entre les mondes inférieurs et les mondes supérieurs.
L’Olympie d’Aeden est la copie de l’Olympie de Terre 1.
Les dieux et les monstres sont les mêmes que ceux de l’antique Mythologie inventée par les Grecs de Terre 1.
Les pays et les cultures sont souvent eux aussi les mêmes.
Terre 1 serait-elle la référence centrale ?
Non, Terre 1 est elle-même influencée par les mondes voisins, mondes du dessus et du dessous.
Pan m’a fourni l’une des grandes clefs de la Connaissance de l’Univers.
Terre 1 est comme un jeu d’échecs en suspension au milieu d’un nuage de jeux d’échecs. Une arborescence invisible les relie.
— À quoi penses-tu, Michael ? demande Aphrodite.
Elle frotte d’un geste machinal la ride de ses yeux, comme si elle espérait, à force de tirer la peau, parvenir à l’estomper.
— À toi, réponds-je.
— Je suis heureuse d’avoir sauvé ta petite planète.
Et je sens à son intonation qu’elle le regrette quand même un peu.
Je prends conscience de l’Ici et Maintenant. Dans l’Ici et Maintenant j’ai la chance de vivre la plus périlleuse aventure possible avec la plus belle de toutes les femmes.
À la nuance près que désormais la beauté physique n’a plus d’importance pour moi.
Seule compte la qualité d’âme.
Et pour l’instant mon âme n’est connectée qu’à une femme : Delphine.
Et où que je sois, elle est avec moi. Dans mon cœur.
— Et si on contournait cette ouverture ? propose Edmond Wells.
— De toute façon, dit Orphée, regardez bien, les parois sont lisses et verticales dans cette caverne. Nous n’avons pas d’autre choix.
Nous grimpons longtemps dans la forêt sombre, avant d’atteindre le petit plateau en forme de lèvre qui donne sur l’entrée de la caverne, bouche béante. Le brouillard est revenu et nous empêche de voir à plus de cinq mètres. Nous avançons lentement.
À peine nous sommes-nous approchés, qu’une nuée de chauves-souris décolle et nous frôle, nous forçant à nous plaquer au sol.
— Le service d’accueil, je présume, dit Edmond Wells.
L’odeur de soufre et de charogne tourbillonne par vagues.
Orphée, à l’avant, s’empare d’un morceau de bois, ramasse de fines lianes et nous apprend à confectionner des torches.
Nous voici en train de progresser, torche à bout de bras, dans la caverne qui doit bien faire 20 mètres de hauteur. Orphée joue sporadiquement quelques arpèges pour percevoir les volumes des couloirs et calmer les animaux qui pourraient nous attaquer.
La musique comme arme de défense.
— Il ne t’arrive jamais de faire une fausse note ? lui demande Edmond Wells.
— Toute fausse note jouée maladroitement est une fausse note. Toute fausse note jouée avec conviction est une… improvisation.
Autour de nous des stalactites gouttent. Soudain un souffle nous parvient d’un couloir adjacent.
— C’est un vrai labyrinthe, nous aurions peut-être dû laisser des marques pour pouvoir en sortir, dit Œdipe.
— Si c’est comme l’Enfer que j’ai déjà visité, nous ne sortirons pas par l’entrée, affirme Orphée.
— De toute façon, ajoute Edmond Wells, la sortie qui nous intéresse donne au-dessus de cette caverne, si nous voulons poursuivre notre ascension.
Aphrodite, dans le doute, saisit une pierre de soufre et trace une croix jaune sur la paroi rocheuse.
Nous continuons par une enfilade de galeries qui donnent sur d’autres galeries. Les odeurs pestilentielles changent, les chauves-souris sont de plus en plus grosses.
— Tu es sûr de savoir où tu nous mènes ? demande Aphrodite à Orphée.
Il joue un nouvel accord qui se répercute en échos dans le tunnel.
Et à cet instant nous débouchons sur un croisement, pour repérer la croix jaune tracée au début par Aphrodite avec sa pierre de soufre.
— Nous sommes perdus, déplore-t-elle. Nous tournons en rond.
— Non, non, il existe forcément un chemin, reprend Orphée.
Nous parvenons à une nouvelle galerie qui monte, d’une couleur et d’une odeur différentes.
Sur la paroi s’étale une croix jaune similaire à celle tracée par la déesse. Pourtant nous sommes certains cette fois de ne pas être passés par là.
— J’ai peur, murmure Aphrodite en s’accrochant à moi.
Je la prends dans mes bras et la serre pour la rassurer.
— Je crois qu’au contraire c’est un bon présage, quelqu’un dessine ces croix pour nous guider, signale Edmond Wells.
Nous avançons en suivant les croix jaunes et, en effet, nous en voyons une qui… se trace seule sur la paroi devant nos yeux.
— C’est le Diable, il multiplie les croix jaunes pour nous guider vers l’Enfer, s’inquiète Aphrodite.
— C’est quelqu’un qui utilise le casque d’invisibilité d’Hadès, rectifie Edmond Wells en désignant des traces de pas qui s’inscrivent dans le sol près de l’endroit où la dernière croix jaune est spontanément apparue.
— L’homme invisible !
— « Des » hommes invisibles, rectifié-je en apercevant d’autres traces de pas autour de nous.
Nous prenons conscience d’être entourés de gens qui nous observent et agissent sans que nous puissions les distinguer.
Finalement, les traces jaunes nous conduisent à une large caverne traversée par un fleuve souterrain. Près d’un embarcadère, une longue nef se balance surmontée d’un individu à l’allure d’un gondolier vénitien. Il a un grand chapeau orné d’un cordon vert qui ombre complètement son visage. Un long manteau cache son corps.
— C’est le Styx, le fleuve des morts, balbutie Orphée en rangeant sa lyre, tout au souvenir de ce qui lui est jadis arrivé en pareil lieu.
— Ou du moins une de ses copies, complète Edmond Wells.
— Dans ce cas, l’homme sur cette barque est Charon, le passeur des morts, ajoute Aphrodite.
— Nous faisons quoi ? demande Œdipe, inquiet.
— Ce n’est plus le moment de chercher à faire demi-tour, clame Orphée. Il est trop tard. Continuons. Nous verrons bien où cela nous mènera.
Le gondolier s’est redressé avec un ricanement à peine perceptible au moment où nous montons dans sa barque. Puis il plonge sa longue rame dans l’eau épaisse. La nef commence à glisser sur le fleuve recouvert d’une fine brume.
Le Styx.
Notre bateau inquiétant et son étrange capitaine traversent en douceur une enfilade de cavernes sombres aux plafonds recouverts de stalactites.
Soudain un courant nous entraîne plus vite. Le gondolier dirige son embarcation au millimètre entre des stalagmites qui affleurent. Parfois je distingue, vaguement éclairée, sa bouche qui sourit sans raison.
Nous rejoignons une zone d’où part un confluent. Sur la berge, des êtres en haillons sont assis et pleurent. Edmond Wells, qui l’avait consigné dans son Encyclopédie, nous rappelle que cela doit être le Cocyte.
Le Cocyte, le premier bras, le fleuve des Gémissements.
Plus loin une autre jonction du fleuve dévoile des êtres debout, déambulant lentement en rond, avec des regards hallucinés.
Le Léthé, le deuxième bras, le fleuve de l’Oubli.
Notre vaisseau glisse de plus en plus vite sur le fleuve verdâtre. Une odeur âcre nous prend à la gorge et nous découvrons un nouvel affluent, une rivière couverte de flaques d’essence qui flambent. Des êtres sur ses bords se tordent comme s’ils étaient brûlés, la peau en lambeaux.
Le Phlégéthon, le troisième bras, le fleuve du Feu.
Enfin le fleuve principal, le Styx, poursuit son cours vers des berges où des êtres se battent. Ils se griffent, se mordent, se tordent les bras, se donnent des coups de pied, se tirent les cheveux.
Le Styx, le quatrième bras : le fleuve de la Haine.
Certains chutent dans l’eau glauque pour continuer à se battre en éclaboussant les autres. Plus loin la paroi devient rouge. Près de grands feux, des êtres en haillons maintiennent d’autres êtres en haillons sur des engins de torture truffés de pointes, ou des roues d’écartèlement. Certains en traînent d’autres vers des potences où ils les accrochent pour les fouetter, les brûler, les lacérer à coups de lames de rasoir. Les hurlements redoublent d’intensité au point de nous assourdir.
Notre gondolier ricane toujours derrière son large chapeau.
Le bateau quitte la zone rouge pour rejoindre un lieu grisâtre. Des gouttes tombent en pluie du plafond.
Je lève la tête et je m’aperçois que toute la partie supérieure de la caverne est occupée par des têtes incrustées à même la paroi et qui pleurent.
— Ce sont leurs larmes qui remplissent le fleuve Styx, signale Orphée.
Je scrute les visages là-haut et il me semble en reconnaître un.
Lucien Duprès.
Le déicide.
S’il est là c’est peut-être que Mata Hari est là aussi.
Je ne peux m’empêcher de hurler.
— Mata !
Plusieurs voix féminines me répondent simultanément.
— C’est moi Mata, je suis là !
— Non, c’est moi, je suis ici !
— Non, là !
— Je suis Mata, libère-moi de l’Enfer.
— Non, moi !
— Moi, ici, je suis ta Mata !
C’est bientôt un vacarme de voix féminines stridentes.
Charon ricane dans sa cape, mais garde le visage dans l’ombre de son large chapeau.
— Calme-toi, m’intime Aphrodite, elle n’est pas là.
Je me dégage de la déesse de l’Amour et continue de fixer les têtes qui dépassent du plafond.
Enfin la barque accoste à un embarcadère, et Charon d’un geste du bras nous indique de continuer sans lui.
Nous empruntons un escalier sombre qui sent fortement la pourriture. Nous descendons. Des croix jaunes identiques à celle qu’a tracée Aphrodite continuent d’apparaître spontanément.
Les êtres invisibles sont revenus.
En effet, des pas creusent la poussière et nous indiquent une direction à prendre.